L’Eucharistie et la dignité du politique

26 juin 2020

1. Parole de Dieu et choix politiques.

 La politique a toujours été un art difficile. Cet art oscille entre la bénédiction - on peut toujours trouver une phrase de l’Ecriture qui permette de tout bénir - et la dénonciation qui autorise parfois à confondre vérité prophétique et crise de foi. Cela voudrait dire que l’Ecriture nous est abandonnée. On pourrait toujours fonder une analyse politique sur un florilège de citations scripturaires cautionnant et servant de miroir à des positions préalablement établies.

 Au cours de l’histoire, on a tiré de l’Ecriture ce dont on avait besoin, ou, plus exactement, ce que l’on avait intérêt à trouver. Faut-il pour autant revenir à un scepticisme éclairé ou y a-t-il dans l’histoire de notre Eglise un « discriminant » permettant une utilisation de l’Ecriture qui ne soit pas laissée aux aléas de nos choix politiques ? Oui, il y en a un, c’est l’Eucharistie.

2. L’Eucharistie : clef de lecture de l’Ecriture.

 L’Eucharistie, c’est l’acte par lequel Jésus-Christ a vérifié et rendu véridiques les paroles qu’il a prononcées. C’est un acte qui s’impose en tant que Sacrement fondateur à l’Eglise elle-même. La Parole ne peut pas être source de la prise de position de l’Eglise. Il faut la Parole plus le Sacrement ou, si l’on veut, la Parole plus l’action car le Christianisme n’est pas seulement discours, il est Vie. La Parole est Verbe.

 L’espérance d’une résurrection.

 L’Eucharistie, c’est d’abord la démonstration de ce que l’homme peut faire à l’homme. Rappelez-vous la scène prophétique aux yeux de St Jean où le Christ est revêtu d’une tunique de même couleur que celle des empereurs, mais c’est le vêtement des fous. Il est couronné, mais sa couronne est d’épines. On lui remet entre les mains un sceptre, mais il est fait de roseau. On le salue par des génuflexions, mais c’est dans un geste de dérision. Alors Pilate présente Jésus en disant : « Voici l’homme ».

Ne nous fermons pas les yeux l’homme a la capacité de devenir un loup pour l’homme. Mais c’est dans cet état, état où il est « librement entré » comme le dit la prière eucharistique, celui de l’homme défiguré par l’homme, que Jésus a voulu se placer pour montrer qu’il y avait une résurrection possible pour l’homme. L’Eucharistie est à la fois cet endroit où nous célébrons l’événement unique de la mort et de la résurrection du Christ et où nous faisons, en même temps, commémoration de toutes les morts humaines et de la résurrection possible pour chacun d’entre nous.

De là naît un espoir radicalement plus fort que nos possibilités. Regarder le monde avec des yeux eucharistiques, c’est porter les larmes de ce monde pour lui apporter une espérance qui est celle de Dieu.

La conciliation eucharistique.

 La messe est aussi cet endroit étonnant où nous vivons ce que nous ne vivons pas. Je veux dire ceci : des gens qui ne se parlent pas entendent la même Parole ; des gens qui ne partagent pas la même table reçoivent le même repas ; des gens qui ne se connaissent pas sont connus de Dieu. Par conséquent, la communion eucharistique n’est pas fondée sur la conciliation de nos intérêts, de nos marchandages ou de nos bonnes humeurs ; la conciliation eucharistique est l’endroit où Dieu adresse la même vocation, le même appel à toute personne qui passe. Voilà pourquoi, au banquet eucharistique, il n’y a pas d’exclus. Même si les premiers invités ne viennent pas, préférant s’occuper de leurs femmes, de leurs champs ou de leurs maisons, il y a toujours des boiteux, des estropiés, des aveugles, des sans-logis, dont nous faisons partie puisque nous sommes le peuple eucharistique.

Le bien commun donné.

 En nous rassemblant, l’Eucharistie nous renvoie à notre propre activité ; elle nous dénude parce que, quels que soient nos titres ou nos fonctions dans l’Eglise, nous sommes d’abord de pauvres hommes. Nous devenons frères, non pas par nos richesses, mais parce que Dieu se donne à nous, révélant le besoin que nous avons de Lui.

La communion eucharistique qui est notre bien commun est le cadeau que Dieu nous fait. Sans doute, la recherche du bien commun suppose-t-elle des concessions, des marchandages, âpres parfois ; mais, au fond, le bien commun dont l’Eglise doit parler est plus grand que les parties en présence. L’Eucharistie nous rappellera toujours que le pain commun que nous recevons, même si nous en offrons les grains et les prémices, c’est un Autre qui nous le donne.

 La dignité du politique.

 Ainsi doit-on reconnaître qu’il y a dans la vie politique une part qui nous dépasse. Elle est l’incarnation de cette communion que Dieu veut pour l’humanité et qu’il confie à ces pauvres mains humaines chargées de travailler à son avenir. Il est bien porté aujourd’hui de se moquer de la dignité du monde politique, mais cette dignité appartient à la dignité de l’homme telle que le Ressuscité nous la donne à vivre dans l’Eucharistie. Voilà pourquoi, dans l’Eucharistie, Dieu nous traite au dessus de ce que nous sommes. Il nous donne une réalité, il nous donne un Royaume, il nous donne une dignité à laquelle nous n’accédons pas dans la vie de tous les jours. L’Eucharistie est le lieu où nous pouvons convertir notre lecture de la réalité, relancer notre espérance, notre courage et notre dévouement, sachant que ce courage et ce dévouement peuvent aller jusqu’au don de soi, goutte à goutte, jour après jour, mais complet.

3. Conséquences pour aujourd’hui.

 Si donc l’Eucharistie nous donne une clef de lecture de la Parole de Dieu, puisque le Christ a vécu ce qu’il a dit et fait comprendre sa Parole à partir de sa vie, alors un certain nombre de conséquences, rapidement évoquées, me paraissent en découler.

Qui mesure l’homme ?

 Rappelez-vous ce slogan repris dans l’Assemblée Episcopale de Lourdes en 1972 « Tout est politique ». Le Pasteur Dumas, évoquant les positions de John Rawls a cité sa triade : « Liberté - Inégalité - Fraternité ». Le deuxième terme, c’est l’inégalité. Notre triade républicaine est une triade pleine : Liberté, Egalité, Fraternité. Aujourd’hui, il faut avoir un œil critique par rapport à ce langage, parce qu’il n’y a pas de fraternité s’il n’y a pas de père ; il n’y a pas d’égalité si la mesure de l’homme, c’est son voisin qui la donne. Qui mesure l’homme ? Peut-il y avoir liberté s’il n’y a pas un infini de la vocation de Dieu devant cet homme ? Autrement dit, cette triade peut être notre piège. Elle a sa grandeur ; elle correspond sans aucun doute à ce que la culture chrétienne, en un temps, a pu dire de l’homme, mais elle est aussi un enfermement de l’homme ; car pour qu’il y ait un homme, il faut qu’il y ait un espace, qu’il y ait un vide ; il faut qu’il y ait un creux, il faut qu’il y ait un désir.

 N’est-ce pas précisément ce qu’opère l’Eucharistie ? N’est-elle pas la critique de nos totalités quand, d’un seul coup dans cet acte que nous posons - et ce n’est pas pour rien que nous l’oublions si souvent - peut nous être donné un cœur percé par la lance, des mains trouées par les clous, des pieds percés ? Dans un monde que nous rêvons plein et qui n’est jamais que le monde illusoire de notre imaginaire, Dieu n’est-il pas Celui qui ouvre une porte pour ne jamais la refermer ? N’est-il pas Celui qui soulève la pierre du tombeau, fût-ce un tombeau de marbre, pour ne point l’enclore ?

Je crois que l’Eucharistie dans le plein de nos rêves, de nos conflits politiques et idéologiques, est le lieu d’un espace ouvert, parce que c’est le lieu de l’Autre, et, en ce sens-là, célébrer la messe c’est toujours dire à une humanité qui rêve de revenir au sein maternel, qu’elle est née, qu’elle est sortie du tombeau ; qu’elle est peut-être toute nue mais qu’en tout cas c’est à elle de se prendre en charge.

L’Eucharistie ouvre la porte parce qu’elle est le lieu du pain partagé, de la fraction, c’est à dire de la fracture.

 Les pauvres ne sont pas matière à option.

 Puisque c’est l’Autre qui se rend présent, Il se rend présent pour m’indiquer tous les autres, ceux qui crèvent de faim, ceux qui crèvent de Dieu, ceux qui crèvent d’eux-mêmes. Et là, je crois, qu’il faut aller jusqu’au bout. Les pauvres ne sont pas matière à option, fut-elle préférentielle. Le respect des pauvres est un devoir de la Foi, il est naturel à la Foi. Les exclus, les « paumés » ont droit au même pain eucharistique. Mais s’ils sont, eux aussi, les invités du Christ, alors l’engagement à leur égard est indissociable de l’Eucharistie. Il est essentiel à la Foi. Il s’agit d’un devoir de conscience. Mais il faut alors reconnaître que nous préférons des options aux devoirs : elles coûtent moins chères.

 Une parole d’espérance.

 La parole de l’Eglise, je la voudrais pour ma part, parole d’Espérance, parce que, si on laisse les hommes à leurs déceptions, il ne faut pas s’étonner que la Bonne Nouvelle en vienne à être réduite à la nécessité qu’ils entrevoient, ramenée à leurs besoins.

 Ceci vaut pour les jugements portés sur le travail des hommes politiques. Même si nous ne sommes pas d’accord avec eux, comment pourrions-nous leur montrer qu’il y a plus grand qu’eux sans prononcer sur leur tâche une parole d’espérance ?

 En nous enfermant nous-mêmes dans une dénonciation, nous enfermons les autres dans leur position. Et l’Eucharistie, c’est le Sacrement de la Fraternité ; non pas que les conflits soient résolus, non pas que tout devienne rose d’un seul coup, mais en indiquant des devoirs, en ouvrant des pistes, l’Eglise doit constamment affirmer que le pire pécheur est capable de conversion. En aidant les exploités à vivre et à se libérer, il faut en même temps aider les exploiteurs à se convertir. L’Eglise doit apprendre à dire la même parole à tous, parce qu’elle offre la même eucharistie à tous. Cette exigence-là n’est pas compromission, à moins de devenir recherche de solutions moyennes. Elle est, au contraire, vérité si, proposant à chacun ce à quoi Dieu l’appelle, elle l’invite à aller plus loin que l’endroit où il est. Et là, l’Eucharistie est viatique, c’est à dire qu’elle est marche et espérance.

Père Emmanuel DELUEGUE